Une grande famille réunie sur scène

Entretien

Une grande famille réunie sur scène

Entretien avec Jean Bellorini autour du Suicidé

Quelle a été votre motivation pour monter Le Suicidé en 2016 avec le Berliner Ensemble à Berlin ?
 
C’était précisément lié au fait que le théâtre se situait dans ce qui était, pendant la guerre froide, Berlin-Est. Et puis je ne voulais mettre en scène ni un auteur allemand, ni un auteur français en allemand. Il y avait cette pièce que j'aime énormément, extrêmement drôle et métaphysique. Je l’ai donc proposée à Claus Peymann (directeur du Berliner - ndlr) qui a tout de suite accepté. À ce moment-là, pour nous en France, cela résonnait avec les attentats de 2015, car la thématique du martyr fait partie inhérente du propos de la pièce. Je dirais aussi que cela répondait à Karamazov, que je travaillais en même temps pour le Festival d’Avignon, notamment à propos du libre arbitre : quand des hommes qui n’ont plus ni repères, ni valeurs, s’engagent aveuglément, en s’appuyant sur des raisons qui leur donnent l'impression de tenir debout.

L’expérience du Berliner vous donne alors envie de monter la pièce avec votre troupe en France. L’approche est-elle différente ?

Pour être tout à fait honnête, j’avais travaillé ce texte il y a maintenant quinze ans, à l’école Claude Mathieu, avec notamment François Deblock dans le rôle de Sémione (personnage principal du Suicidé - ndlr). Il avait vingt ans à l’époque. Aujourd’hui, je crois que c’est le moment pour lui et pour toute la troupe de s’emparer de cette pièce. En tournant deux spectacles les deux dernières saisons (Le Jeu des Ombres de Valère Novarina et Onéguine d’après Alexandre Pouchkine), j’ai réalisé que la distribution était parfaite pour Le Suicidé ! On revient donc toujours à une histoire de troupe. J’ai décidé d'oublier complètement l’expérience allemande, de tenter vraiment, à part le texte, de m’en départir. J’ai l’impression de toujours recommencer à zéro. Nous faisons un métier étrange, où chaque expérience, chaque relation à un auteur nous remet dans un état de jachère totale. Et puis, comme je pars toujours des acteurs, l’expérience s’annonce forcément différente. On retrouvera une musicalité, un rythme, c’est après tout la même « partition » d’Erdman qui est jouée. Mais le fait de partager la même langue avec les acteurs, de travailler avec des acteurs fidèles depuis plus de quinze ans, m’apporte une autre dimension et va permettre une recherche plus approfondie. Quand je suis invité à l'étranger ou quand je monte un opéra, je cherche le plus possible avant les répétitions, et au moment de la réalisation je me retrouve dans un souci d’efficacité. Je ne ressens pas du tout cette contrainte quand je travaille avec mes acteurs, avec lesquels je peux agir en toute liberté. 

« Il y a aussi la question de la peur immense de la mort et de l'au-delà, de l’instinct de survie dans un monde désorienté. »

En quoi les enjeux dont il est question dans la pièce sont-ils toujours vivaces ?
 
Je crois que ces enjeux sont totalement intemporels et universels. Au moment de l’écriture, ils étaient guidés par le contexte du régime soviétique, mais on peut en ouvrir le champ. Erdman raconte toutes les oppressions, toutes les tyrannies, toutes les sensations liées à la nécessité de liberté, au besoin de hurler quand on se sent bâillonné. La menace d’un suicide donne à Sémione une contenance, mieux, une identité. Il y a enfin quelque chose qui se passe dans sa vie. L’idée de sa propre mort le fait exister ! Mais il y a aussi la question de la peur immense de la mort et de l'au-delà, de l’instinct de survie dans un monde désorienté. Il faut bien avoir conscience que le suicide n’est pas une idée, c’est une maladie. Alors la pièce sonne comme une réponse à l'idiotie et à l'aveuglement de celles et ceux qui vivent dans un tel chaos mental, avec une telle perte de repères et de sens qu’ils en arrivent à vouloir se donner la mort ou pire, à vouloir instrumentaliser la mort des autres. Les personnages, ces morts-vivants de la société civile écrasée par Staline, se sentent tellement abandonnés et inutiles, laissés sur le bord de la route de l’Histoire, qu’ils éprouvent le besoin d’avoir un cadavre pour espérer être entendus, mettre en mouvement l’opinion publique et se réaliser.


  
Et ce constat est d’actualité.


Aujourd’hui, la situation en Russie donne le sentiment que le système d’oppression qui pousse Sémione et ses congénères à aller jusqu’au bout de l’absurde, est toujours en place et bien huilé. La propagande, le musèlement de l’opinion publique, le sentiment d’un danger diffus et permanent, la peur d’exactions, le culte d’un chef, sont autant de constantes dans la société russe de 1928 et de 2022. Depuis trois mois, la guerre en Ukraine éclaire aussi le paradoxe de la pièce d’un sens encore plus fort. L’Europe, parce qu’elle est menacée, semble faire front commun et retrouver le sens d’une unité. C'est l'absurdité du monde poussée à son extrême violence qui donne l’illusion d’un sens retrouvé. Aujourd’hui, il y a tellement de détresse que beaucoup pourraient se mettre à hurler leur droit à la vie, comme le fait Sémione devant sa tombe : « Camarades, je veux manger. Mais plus encore, je veux vivre. [...] N’importe comment, mais vivre. Quand on coupe la tête à une poule, elle court de tous côtés, sans tête. Ça m’est égal, comme une poule… Avec ou sans tête, mais vivre. Camarades, je ne veux pas mourir. Ni pour vous, ni pour eux, ni pour la classe ouvrière, ni pour l’humanité. » 
  
Est-ce que l’on retrouvera, comme souvent dans vos spectacles, une importante partition musicale et des acteurs qui chantent par moments ?
 
Oui, sans doute même plus qu’au Berliner Ensemble. En tout cas, j'ai envie, fidèle en cela au texte, d’introduire des moments chantés ou fredonnés, au-delà de la scène centrale du banquet, qui est extrêmement musicale. La musique traduit pour moi un rapport à l’au-delà, une manière plus intime pour les personnages de se dévoiler. Il y aura trois musiciens sur scène : une accordéoniste, un joueur d’euphonium et un percussionniste. Dix-sept personnes en tout, c'est une grande équipe, et cela aujourd'hui est aussi une revendication : continuer à faire des spectacles, contre vents et marées, avec beaucoup de monde et la sensation d’une grande famille réunie sur scène.

« Je pense que l’on va au théâtre pour y chercher une relation à soi et aux autres, au vivant plus largement. Mais aussi une relation à notre monde. »

Comment qualifieriez-vous votre ambition en tant que metteur en scène, est-elle plutôt politique, didactique, littéraire… ?
 
Sûrement pas politique comme on l'entend aujourd'hui dans une pratique de « théâtre d’actualité » que je trouve souvent trop directe. Il me semble important de toujours passer par la métaphore et la transposition. Alors je revendiquerais plus volontiers une dimension littéraire et évidemment poétique, qui peut revêtir bien entendu des aspects politiques. Je crois en la force de la poésie et en la reconnaissance de quelque chose que l’on croyait étranger à soi et que l’on reconnaît par surprise – Proust le dit bien mieux que moi. Je pense que l’on va au théâtre pour y chercher une relation à soi et aux autres, au vivant plus largement. Mais aussi une relation à notre monde. Pour moi, quand une soirée de théâtre est réussie, c'est quand on se sent un peu augmenté d’humanité. 

Propos recueillis par Tony Abdo-Hanna en mai 2022.